Séminaire - Gabrielle Roy réécrite
1. Jane Everett, "Gabrielle Roy réécrite" (présentation du thème du colloque)
Cette courte présentation consistera en un rapide survol des modalités et des finalités de la pratique de la réécriture, entendue, pour l'occasion, comme la reprise, en tout ou en partie, d'un texte donné comme “original”, en vue de sa transformation (mineure ou majeure). Grosso modo, on peut parler de deux grandes catégories de réécritures: l'auto-réécriture, et la réécriture effectuée par un tiers. (Ces catégories, on s'en doute, ne sont pas étanches, un(e) auteur(e) pouvant se faire aider par un tiers au cours de sa révision, le ou la responsable d'une édition pouvant se faire conseiller dans ses choix par l'auteur(e), et ainsi de suite.)
La notion de réécriture, comme on le verra dans un deuxième temps, recouvre de nombreux champs et disciplines associés aux études littéraires, et de nombreuses pratiques. Elle ne concerne pas que la génétique textuelle et l'édition (critique ou non) des textes, mais aussi la critique, la traduction, la lecture, l'adaptation, la rédaction de manuels d'histoire littéraire ou de recueils (anthologies de morceaux choisis ou de citations), de même que le pastiche, la parodie et le collage, pour ne nommer que ceux-là.
En guise de conclusion, nous essaierons de donner une idée globale des recherches qui se font actuellement sur la “récriture” (telle que définie par Jean Ricardou, entre autres) et sur des phénomènes connexes comme le “recyclage culturel”.
2. Christine Robinson, "Étude génétique du "Printemps revint à Volhyn""
Je propose une étude génétique des trois versions du "Printemps revint à Volhyn", long récit qui constitue un avant-texte de la nouvelle intitulée "Un jardin au bout du monde", publiée en 1975 dans le recueil éponyme. Il s'agit de trois manuscrits dactylographiés avec des corrections manuscrites de Gabrielle Roy, documents conservés à la Bibliothèque nationale du Canada. Après avoir présenté chacune des versions sur le plan diégétique et narratif, je relèverai des différences significatives, d'abord entre les trois versions mais aussi entre ces versions et l'oeuvre publiée. Ainsi, le personnage d'Irina, fille des Yaramko, qui n'est que nommé dans "Un jardin au bout du monde", occupe une place plus importante dans "Le printemps revint à Volhyn". Jeune fille ambitieuse qui laisse sa famille, puis célibataire enceinte regagnant la maison familiale, Irina évoque à la fois Gabrielle dans La Détresse et l'Enchantement et Florentine dans Bonheur d'occasion. On peut remarquer aussi dans la version III du "Printemps" l'irruption d'un personnage figurant dans un autre texte inédit, une certaine Madame Lund de Cold Lake, qui joint sa voix à celle de toutes des Martha Yaramko, femmes promises à la solitude et à la mort.
PAUSE
3. Yannick Roy, "De l’allégorie au roman"
Au cours du séjour en France qu’elle fit en 1948, Gabrielle Roy a travaillé à trois récits brefs qui ne ressemblent à rien de ce qu’elle a publié, et qui, même à l’intérieur du corpus de quelque trente nouvelles inédites dont nous disposons, forment un ensemble à la fois cohérent et original, voire quelque peu insolite. Ces textes, ou plus exactement ces brouillons, constituent une sorte de suite mythologique ou biblique, dans laquelle Gabrielle Roy a voulu exprimer des préoccupations morales et religieuses; sa vision pessimiste de la condition féminine, et plus précisément des affres de la maternité ("La première femme"), sa révolte impuissante devant la souffrance humaine ("Le déluge"), et sa conception quasi mystique de l’artiste qui, détenteur d’une vérité supérieure qu’il ne peut partager, est condamné à la solitude et à l’exil ("Dieu"). Il est intéressant de constater que malgré le caractère singulier de ces récits, les thèmes que la romancière y aborde ne sont pas sans liens avec les livres qu’elle a publiés. Ainsi, par exemple, le lecteur de Bonheur d'occasion pourra reconnaîre en Grundhilde, la "première femme" qui découvre que l’amour mène aux souffrances de l’enfantement, une parente de Rose-Anna, confrontée elle aussi à ce douloureux paradoxe. Et pourtant, ces deux personnages diffèrent l’un de l’autre d’une manière beaucoup plus fondamentale, ontologique en fait; il n’est même pas certain qu’on puisse considérer Grundhilde comme un personnage au plein sens du terme, puisqu’elle se présente à l’esprit du lecteur comme le signe ou le symbole d’une vérité générale sur la condition féminine. Les personnages de Bonheur d'occasion, au contraire, sont des individus à part entière, c’est-à-dire des êtres énigmatiques, opaques, irréductibles à toute signification. Le destin de Rose-Anna n’est pas "racheté" ni "justifié" par son caractère exemplaire, ni par la signification universelle dont il serait porteur; ses souffrances ne sont pas celles de la Femme ou de la Mère, mais celles de Rose-Anna.
Cette différence éclaire de manière fort instructive un aspect du processus de création chez Gabrielle Roy qui, en dépit de ses idées, de ses convictions, de sa "vision du monde", s’attache à faire vivre ses personnages dans un monde où rien n’est simple, renonce pour ainsi dire à la signification univoque de l’allégorie au profit d’une ambiguïté proprement romanesque.
4. Dominique Fortier, "La Route d’Altamont comme réécriture de Rue Deschambault"
Rue Deschambault et La Route d’Altamont occupent une place à part dans l’œuvre de Gabrielle Roy; pour la première fois, la romancière adopte l’écriture à la première personne, amorçant l’exploration du discours autobiographique qui la mènera, à la fin de sa vie, à la rédaction de La Détresse et l’Enchantement. Bien que les deux romans offrent de nombreuses similitudes - tous deux sont narrés par Christine, qui retrace, par le biais d’histoires liées de manière souple les unes aux autres, son évolution depuis la petite enfance jusqu’à l’âge adulte; tous deux présentent autour de la narratrice des personnages communs, dont celui, central, de la mère, et explorent des thèmes semblables -, on aurait pourtant tort, à notre sens, de voir le deuxième ouvrage comme la suite du premier. Plutôt que de reprendre l’action là où elle se terminait dans Rue Deschambault, Gabrielle Roy entreprend dans La Route d’Altamont d’approfondir tout à la fois la matière et la forme du récit d’inspiration autobiographique. C’est ainsi que le second ouvrage constitue une véritable réécriture du premier, laquelle consiste non seulement en une reprise et un développement des thèmes abordés mais aussi, et surtout, en une nouvelle exploration de la voix narrative à la première personne.
5. Sophie Marcotte, "Lecture et réécriture: le jeu de la critique"
La critique universitaire réserve une place de choix à l’oeuvre de Gabrielle Roy. Les bibliographies de Lori Saint-Martin (1998), de Richard Chadbourne (1984) et de Paul Socken (1979) en témoignent: entre 1950 et 1998, plus de 300 livres et articles portant sur l’oeuvre royenne ont vu le jour; à cela s’ajoutent les thèses, les mémoires, les séminaires, les cours et les colloques qui sont consacrés à l’oeuvre de la romancière. De cette masse de production critique se détachent quelques courants majeurs, parmi lesquels les approches thématique, biographique et psychanalytique, les études de réception, les études génétiques et la lecture au féminin.
Dans l’introduction à Lectures contemporaines de Gabrielle Roy, Lori Saint-Martin explique que “les études royennes rendent compte [...] de l’évolution de la critique littéraire vers une plus grande variété des approches, une plus grande rigueur et aussi, dans les meilleurs cas, une plus grande liberté de pensée et d’écriture.” Ces études, qui sont le fruit d’un amalgame constitué de la lecture au premier degré des textes et de la théorie littéraire, débouchent ni plus ni moins sur des “réécritures” de l’oeuvre. Cette “plus grande liberté de penser et d’écriture” -- pour reprendre les propos de Saint-Martin --, ces nouvelles façons d’aborder l’oeuvre de Gabrielle Roy apparues au fil des ans, sont le résultat de ce que nous pourrions appeler le “jeu” de la critique, qui consiste justement en une recherche constante de nouvelles façons d’aborder les textes et de rendre compte de leur spécificité. La lecture et l’interprétation impliquent en effet la prise d’une certaine liberté par rapport à l’oeuvre; il faut s’en éloigner pour la “réécrire” autrement, pour la traduire en autre chose. L’entre-deux, c’est-à-dire les opérations qui se succèdent entre l’étape de la lecture et celle de l’interprétation, demeure flou; c’est précisément dans cet espace insaisissable que se déploie l’activité ludique inhérente à l’interprétation.
Cette communication sera l’occasion de montrer, en s’appuyant sur les travaux issus de quelques-unes des approches privilégiées par la critique universitaire au cours des deux dernières décennies, que la lecture “prétendument professionnelle du critique” -- pour reprendre une expression qu’emploie Michel Picard dans La lecture comme jeu --, correspond à une “réécriture” de l’oeuvre de la romancière.
DÉJEUNER
6. Lorna Hutchison et Nathalie Cooke, "Literary Currency and Persona Creation"
Bonheur d’occasion a été traduit du français en anglais. Sa valeur canonique, pourtant, n’a rien perdu dans ce processus de réinvention et de réécriture. Gabrielle Roy est ainsi une des rares auteures canadiennes à atteindre le succès dans les mondes littéraires francophone et anglophone.
Le succès d’une auteure n’échappe pas à l’image qu’elle projette d’elle-même au grand public et aux médias, une image d’écrivain quasi-fictive que l’on appelle “persona”. Gabrielle Roy était extrêmement adroite dans sa façon de manipuler sa persona, tant auprès des grandes figures littéraires canadiennes, comme Jack McClelland et William Deacon avec lesquels elle entretenait une correspondance suivie, qu’auprès de la population par la solitude qu’elle s’imposait. En refusant systématiquement presque toute manifestation publique liée à son travail, Roy créa ainsi la persona d'une artiste secrète, mystérieuse, protégeant jalousement sa vie privée. En dépit de sa célebrité et de sa réputation dans le Canada anglophone, Gabrielle Roy est relativement peu étudiée dans les milieux universitaires. Le but de cette communication est d’étudier ce paradoxe, et d’en chercher les raisons en comparant sa trajectoire avec celles de deux auteures canadiennes-anglaises, Margaret Laurence et Lucy Maud Montgomery.
7. Claude La Charité, "Les titres de Gabrielle Roy en anglais: 'tant perdre à la traduction'"
En raison de sa nature programmatique et de son indispensable brièveté, le titre constitue le point nodal vers lequel converge le sens, comme dans une impossible et sibylline synthèse de l’œuvre qu’il coiffe. Le titre des œuvres de Gabrielle Roy en traduction anglaise offre un exemple patent d’intraduisibilité, en raison de la nature polysémique, suggestive, paranomastique du titre qui est le plus souvent impossible à rendre en langue étrangère. Cette intraduisibilité peut tenir à la nature idiomatique du titre comme dans le cas de Bonheur d’occasion, pour lequel le traducteur anglophone, incapable de trouver une expression équivalente qui évoque à la fois la fugacité du bonheur -bonheur occasionnel- et sa défectuosité -bonheur de seconde main, fait pour d’autres- a choisi de hausser au niveau symbolique la flûte en fer blanc offerte par l’infirmière, d’où le titre anglais de The Tin Flute. Dans d’autres cas, ce sont les potentialités paronomastiques des titres toponymiques ou patronymiques qui se trouvent évacuées. Ainsi, en intitulant le recueil Rue Deschambault, The Street of Riches, le traducteur anglophone a pour ainsi dire urbanisé des récits où pourtant les décors bucoliques tiennent la première place, par opposition à l’enfer urbain de Bonheur d’occasion. D’ailleurs, il n’est pas indifférent que, dans cette rue ‘des champs beaux’, la narratrice insiste sur “les beaux champs libres à l’est de notre maison”. C’est que le toponyme, tout en ayant un référent réel dans la topographie de Saint-Boniface, se trouve investi d’un sens littéraire. De la même façon, en faisant d’Alexandre Chenevert le Cashier en anglais, la traduction gomme le patronyme du pauvre caissier malgré lui, véritable arbre déraciné (chêne vert), heureux seulement près du lac Vert. Du coup, le centre de gravité du roman s’en trouve déplacé, alors que pourtant Alexandre est bien plus un chêne vert qu’un caissier. Par ailleurs, en traduisant La Route d’Altamont par The Road past Altamont, il semble que le traducteur ait voulu corriger une apparente incongruité géographique de Gabrielle Roy. En effet, la chaîne de collines Pembina, au Manitoba, culmine à l’ouest d’Altamont vers Notre-Dame-de-Lourdes. En venant de Saint-Boniface, il va de soi que les collines en question se trouvent sur la route au-delà d’Altamont. Mais cette lecture référentielle omet là encore le sens étymologique que l’auteur inscrit au centre du toponyme. Altamont, c’est le lieu où le mont est haut, peu importe que la réalité géographique n’aille pas dans ce sens. Dans tous les cas évoqués, les traducteurs de langue anglaise, en retouchant les titres, ont infléchi sensiblement le programme de lecture des œuvres et se sont conformés, sans le vouloir, à la constatation prémonitoire de Luzina, lorsqu’elle se rend compte que le Ministère de l’Éducation manitobain a déformé le nom de son école de la Petite Poule d’Eau en Water Hen: “[J]amais Luzina n’aurait cru que les mots pussent tant perdre à la traduction.”
8. Sophie Montreuil, "Re(re)dire ou l’enchevêtrement des voix dans le processus de révision de The Hidden Mountain"
En 1973, la maison d'édition McClelland & Stewart propose à Gabrielle Roy de publier une nouvelle édition de la traduction anglaise originale de La Montagne secrète, The Hidden Mountain (par Harry Binsse, 1962), dans sa collection "New Canadian Library". De concert avec Joyce Marshall, alors sa traductrice attitrée, Roy entreprend un travail de révision qui l'occupera durant les mois d'août et de septembre 1973 et dont il subsiste aujourd'hui de précieuses traces dans les lettres qu'elle échangea avec Marshall à ce sujet. C'est ce dialogue des deux femmes qui fera l'objet de ma communication, d'abord parce qu'il constitue une documentation inédite pour qui s'intéresse à la problématique de la traduction, ensuite parce qu'il met en scène la figure du traducteur dans une position singulière, celle du tiers qui doit se tailler une place dans une relation à deux. L'originalité de ce dialogue me permettra non seulement de m'interroger sur la traduction en tant que processus de réécriture, auquel la lettre offre ici un espace de travail inhabituel, mais aussi d'aborder la question d'un point de vue théorique.
PAUSE
Table Ronde
Avec André Carpentier (UQAM), Richard Giguère (Université de Sherbrooke), Élizabeth Nardout-Lafarge (Université de Montréal) et Patricia Smart (Université Carleton).
Cocktail
Lancement du recueil de lettres de Gabrielle Roy Mon cher grand fou. Lettres à Marcel Carbotte (1947-1979) publié aux Éditions du Boréal.